Nicolas Bouvier naît le 6 mars 1929 au Grand-Lancy, près de Genève, petit dernier d’une famille de trois enfants. Il grandit dans « un milieu huguenot, à la fois rigoriste et éclairé, très ouvert intellectuellement, mais où tout l’aspect émotif de l’existence était sévèrement géré ». L’écrivain-voyageur se verra décerner en 1995 le Grand Prix Ramuz pour l’ensemble de son œuvre, qui s’ajoute au Prix de la critique (Paris 1982) et des Belles-Lettres (1986). Dès 1946, de nombreuses escapades le conduisent sur les routes de France ou d’Italie. Quelques années plus tard, la Yougoslavie, la Turquie, l’Iran, le Pakistan constitueront la matière de « L’usage du monde », son ouvrage qui reste le plus lu aujourd’hui.
Les 16 et 17 octobre 1948 – il n’a pas encore vingt ans –, la Tribune de Genève publie son premier reportage : « Un voyage en Finlande ». Les temps sont durs en cet immédiat après-guerre, et les journaux font appel à de jeunes étudiants afin de pallier le manque de moyens pour rétribuer des reporters professionnels. Repris en tête du recueil publié en 2004 que lui consacre la collection Quarto Gallimard, ce premier écrit raconte, en une série de croquis sensibles et délicats, la vie à Helsinki, « capitale accueillante et laborieuse ». L’acuité du regard, la justesse des observations, le rejet tant de l’analyse pontifiante que de la sensiblerie mièvre animent ce récit de quelques pages. On y perçoit déjà, avec émotion, le talent jubilatoire de l’écriture qui se cherche et s’affirme.
Les deux articles publiés sont consacrés au Helsinki d’après-guerre. Scènes de paysages urbains et rencontres avec des habitants tantôt curieux, parfois malicieux, évocation des traces de la guerre s’y succèdent avec une grande fluidité. Cette composition assez transparente nous place au contact des réalités brutes, sans recourir à la rhétorique du commentaire ou aux tentatives d’interprétations. C’est là un trait constant de son écriture.
Les variations de la lumière s’imposent immédiatement dans ce parcours aux mille haltes : « La forteresse de Sveaborg verrouille la baie ; elle vient éclore sur l’eau pailletée. L’enseigne d’un coiffeur étincelle. Ce coup de lumière n’a pas duré une minute, j’en reste émerveillé. » « Le soir, la rue est calme, les promeneurs rares ; il ne s’y passe rien ; en revanche, le ciel s’éteint, la ville s’allume, et ça c’est toujours un événement. Fusées rouges et jaunes du soleil, flaques de ciel bleu que la nuit plus bleue submerge, incandescences, stries jaunes et parallèles qui chavirent en un instant ; à la fin, c’est beaucoup plus calme ; un rai de lumière citron, très bas sur l’horizon et qui met des heures à disparaître, dans le plus grand silence, derrière les îles de l’archipel. »
Ces croquis colorés, cette écriture-aquarelle forment déjà une invitation aux sursauts de l’oeil vagabond qui habiteront son premier grand livre à travers les pays balkaniques, les vastes terres anatoliennes, l’Iran et l’Afghanistan avant d’arriver à ce constat : « Comme une eau, le monde vous traverse et pour un temps vous prête ses couleurs. Puis se retire, et vous replace devant ce vide qu’on porte en soi, devant cette espèce d’insuffisance centrale de l’âme qu’il faut bien apprendre à côtoyer, à combattre, et qui, paradoxalement, est peut-être notre moteur le plus sûr. » Parmi toutes les variétés possibles de voyageurs, Nicolas Bouvier est de ceux qui tiennent le voyage pour une école, non d’enrichissement mais d’appauvrissement. La pratique des grands chemins dégonfle l’ego : « La vertu d’un voyage, c’est de purger la vie avant de la garnir. » Les dangers de la route obligent à se débarrasser des cargaisons superflues ; la fatigue hallucinatoire de la marche à pied vide l’esprit. Il a un faible pour les pays accordés à ce vide : la Laponie qu’il parcourt après Helsinki, le Japon frugal, l’Irlande laconique – et pour les paysages déshérités. Une grève allongée dans la brume, deux tourbières désolées, trois chevaux noirs suffisent à l’exaltation du voyageur : « [...] être privé du nécessaire stimule, dans certaines limites, l’appétit de l’essentiel. »
Cette perception ouverte, qui laisse advenir l’espace, émerger les visages, chatoyer les couleurs, s’attarde à Helsinki chez ce jeune fleuriste qui observe l’étudiant-reporter avec curiosité : « Il est si rare que les étrangers viennent jusqu’ici », lui dit-il. Le jeune enfant qui rampe au fond de la pièce est carélien, orphelin de guerre. L’auteur ajoute d’une phrase : « C’est le premier, mais j’en verrai bien d’autres qui ont réappris à rire chez de nouveaux parents. » C’est à travers ces incises qu’il reconstruit progressivement le kaléidoscope de ce climat d’après-guerre, dans une capitale robuste, à la fois d’argile, bois et granit, où l’on sent cette « campagne qui partout pénètre dans la ville ». « A la moindre averse, odeurs de résine et d’écorce, la ville embaume comme une scierie. » Les marchands de sucettes glacées, les attelages des maraîchers sont omniprésents. Spontanée, à la fois urbaine et paysanne, la ville regorge d’une énergie laborieuse, calme et confiante. Partout on construit : « Sur le Mannerheimintie, une des artères de la ville, l’immense hôtel de marbre noir, commencé en 1938, est en voie d’achèvement. Avec six ascenseurs, une simplicité de forteresse, il est aussi beau que vertigineux. Prévu pour les Jeux olympiques de 1940, il servira pour ceux de 1952, qu’on prépare dès maintenant. » Le problème du logement, les transports, le rationnement de l’essence, les exportations, le marché noir des cigarettes, la situation économique et politique y sont évoqués par petites touches précises et puissamment évocatrices. L’enclave russe de Porkkala, la Dette, le défilé du parti communiste du 29 août, le drapeau finlandais qui flotte sur l’hôtel Torni, la figure de Paasikivi qui « mène la barque » – on pourrait dire que rien d’essentiel ne manque à l’appel.
Proche du haïku japonais, Nicolas Bouvier y teste ce registre en mineur, fait d’effacement de soi, d’abandon à une logique fragmentaire, mettant en scène un réel décrit sous la dictée de l’esprit de découverte, sans équivoque ou sous-entendus. L’étudiant suisse ne manque pas non plus de relever quelques traits de la malice finlandaise, tel ce patron de taverne qui s’obstine à l’appeler « Helvetti » (!) Il peut aussi s’attarder sur une rencontre plus forte, comme celle qui ponctue la fin du premier reportage : « Ce qu’a été la guerre, les gens le disent mieux que les murs. Le soir, entre chien et loup, à l’heure de la promenade, il y a beaucoup trop de béquilles et de cannes et de manches vides et d’aveugles au bras de femmes, de pères et d’amis. Un soir, à l’Arkadian-Katu, un homme, la tête bandée, me dépasse. Il hésite en marchant, tend les mains vers le mur. Comme je lui prends le bras pour le conduire, il montre sa tête en souriant et dit : “Sota” (la guerre), puis d’une tout autre voix : “Sota”, puis encore et encore, le visage change, les mains expliquent, il ne sait plus qu’un mot, toujours le même ; oubliés tous les autres. Comme à un enfant, je répète “Oui, oui, la guerre”, et finis par rester là, malheureux de tant d’injustice. »
Le voyage sera pour Nicolas Bouvier une expérience dont on ne guérit jamais. Son « Voyage en Finlande », un des tout premiers dont il travaille le récit, porte ostensiblement les traces de cette philosophie de l’écriture : « Sauver de l’oubli de toutes petites choses », dira-t-il par la suite. C’est aussi en Laponie finlandaise qu’il se découvre, en trois jours, destiné à l’état nomade. Car, pour se tenir près de l’essentiel, il faut partir dans cet esprit de non-retour que ses poèmes, réécrits pendant une trentaine d’années, s’attachent à mieux cerner sous ce titre impossible : « Le dehors et le dedans ».
Les livres de Nicolas Bouvier nous font aimer le monde, retrouver une connivence heureuse avec l’univers, le rendent un peu plus fraternel et un peu plus habitable. Il faut pour cela lui restituer un visage que notre vie quotidienne lui dérobe. Partir à la découverte pour se rendre attentif à sa musique, à ses silences. C’est la double vocation, tant du voyage que du récit, qui y est si consubstantiellement attachée. « Quelques lignes ou quelques vers qui, par une alchimie qui nous échappe, transforment le plus obscur chagrin, charbon arraché à mains nues au fond de la mine, en cristal. »
n° 1/3, Lausanne 1996. Toutes les autres citations sont extraites du « Voyage en Finlande », Tribune de Genève, Octobre 1948, et de « L’usage du monde », Droz 1963 & Julliard 1964.
Les 16 et 17 octobre 1948 – il n’a pas encore vingt ans –, la Tribune de Genève publie son premier reportage : « Un voyage en Finlande ». Les temps sont durs en cet immédiat après-guerre, et les journaux font appel à de jeunes étudiants afin de pallier le manque de moyens pour rétribuer des reporters professionnels. Repris en tête du recueil publié en 2004 que lui consacre la collection Quarto Gallimard, ce premier écrit raconte, en une série de croquis sensibles et délicats, la vie à Helsinki, « capitale accueillante et laborieuse ». L’acuité du regard, la justesse des observations, le rejet tant de l’analyse pontifiante que de la sensiblerie mièvre animent ce récit de quelques pages. On y perçoit déjà, avec émotion, le talent jubilatoire de l’écriture qui se cherche et s’affirme.
Les deux articles publiés sont consacrés au Helsinki d’après-guerre. Scènes de paysages urbains et rencontres avec des habitants tantôt curieux, parfois malicieux, évocation des traces de la guerre s’y succèdent avec une grande fluidité. Cette composition assez transparente nous place au contact des réalités brutes, sans recourir à la rhétorique du commentaire ou aux tentatives d’interprétations. C’est là un trait constant de son écriture.
Les variations de la lumière s’imposent immédiatement dans ce parcours aux mille haltes : « La forteresse de Sveaborg verrouille la baie ; elle vient éclore sur l’eau pailletée. L’enseigne d’un coiffeur étincelle. Ce coup de lumière n’a pas duré une minute, j’en reste émerveillé. » « Le soir, la rue est calme, les promeneurs rares ; il ne s’y passe rien ; en revanche, le ciel s’éteint, la ville s’allume, et ça c’est toujours un événement. Fusées rouges et jaunes du soleil, flaques de ciel bleu que la nuit plus bleue submerge, incandescences, stries jaunes et parallèles qui chavirent en un instant ; à la fin, c’est beaucoup plus calme ; un rai de lumière citron, très bas sur l’horizon et qui met des heures à disparaître, dans le plus grand silence, derrière les îles de l’archipel. »
Ces croquis colorés, cette écriture-aquarelle forment déjà une invitation aux sursauts de l’oeil vagabond qui habiteront son premier grand livre à travers les pays balkaniques, les vastes terres anatoliennes, l’Iran et l’Afghanistan avant d’arriver à ce constat : « Comme une eau, le monde vous traverse et pour un temps vous prête ses couleurs. Puis se retire, et vous replace devant ce vide qu’on porte en soi, devant cette espèce d’insuffisance centrale de l’âme qu’il faut bien apprendre à côtoyer, à combattre, et qui, paradoxalement, est peut-être notre moteur le plus sûr. » Parmi toutes les variétés possibles de voyageurs, Nicolas Bouvier est de ceux qui tiennent le voyage pour une école, non d’enrichissement mais d’appauvrissement. La pratique des grands chemins dégonfle l’ego : « La vertu d’un voyage, c’est de purger la vie avant de la garnir. » Les dangers de la route obligent à se débarrasser des cargaisons superflues ; la fatigue hallucinatoire de la marche à pied vide l’esprit. Il a un faible pour les pays accordés à ce vide : la Laponie qu’il parcourt après Helsinki, le Japon frugal, l’Irlande laconique – et pour les paysages déshérités. Une grève allongée dans la brume, deux tourbières désolées, trois chevaux noirs suffisent à l’exaltation du voyageur : « [...] être privé du nécessaire stimule, dans certaines limites, l’appétit de l’essentiel. »
Cette perception ouverte, qui laisse advenir l’espace, émerger les visages, chatoyer les couleurs, s’attarde à Helsinki chez ce jeune fleuriste qui observe l’étudiant-reporter avec curiosité : « Il est si rare que les étrangers viennent jusqu’ici », lui dit-il. Le jeune enfant qui rampe au fond de la pièce est carélien, orphelin de guerre. L’auteur ajoute d’une phrase : « C’est le premier, mais j’en verrai bien d’autres qui ont réappris à rire chez de nouveaux parents. » C’est à travers ces incises qu’il reconstruit progressivement le kaléidoscope de ce climat d’après-guerre, dans une capitale robuste, à la fois d’argile, bois et granit, où l’on sent cette « campagne qui partout pénètre dans la ville ». « A la moindre averse, odeurs de résine et d’écorce, la ville embaume comme une scierie. » Les marchands de sucettes glacées, les attelages des maraîchers sont omniprésents. Spontanée, à la fois urbaine et paysanne, la ville regorge d’une énergie laborieuse, calme et confiante. Partout on construit : « Sur le Mannerheimintie, une des artères de la ville, l’immense hôtel de marbre noir, commencé en 1938, est en voie d’achèvement. Avec six ascenseurs, une simplicité de forteresse, il est aussi beau que vertigineux. Prévu pour les Jeux olympiques de 1940, il servira pour ceux de 1952, qu’on prépare dès maintenant. » Le problème du logement, les transports, le rationnement de l’essence, les exportations, le marché noir des cigarettes, la situation économique et politique y sont évoqués par petites touches précises et puissamment évocatrices. L’enclave russe de Porkkala, la Dette, le défilé du parti communiste du 29 août, le drapeau finlandais qui flotte sur l’hôtel Torni, la figure de Paasikivi qui « mène la barque » – on pourrait dire que rien d’essentiel ne manque à l’appel.
Proche du haïku japonais, Nicolas Bouvier y teste ce registre en mineur, fait d’effacement de soi, d’abandon à une logique fragmentaire, mettant en scène un réel décrit sous la dictée de l’esprit de découverte, sans équivoque ou sous-entendus. L’étudiant suisse ne manque pas non plus de relever quelques traits de la malice finlandaise, tel ce patron de taverne qui s’obstine à l’appeler « Helvetti » (!) Il peut aussi s’attarder sur une rencontre plus forte, comme celle qui ponctue la fin du premier reportage : « Ce qu’a été la guerre, les gens le disent mieux que les murs. Le soir, entre chien et loup, à l’heure de la promenade, il y a beaucoup trop de béquilles et de cannes et de manches vides et d’aveugles au bras de femmes, de pères et d’amis. Un soir, à l’Arkadian-Katu, un homme, la tête bandée, me dépasse. Il hésite en marchant, tend les mains vers le mur. Comme je lui prends le bras pour le conduire, il montre sa tête en souriant et dit : “Sota” (la guerre), puis d’une tout autre voix : “Sota”, puis encore et encore, le visage change, les mains expliquent, il ne sait plus qu’un mot, toujours le même ; oubliés tous les autres. Comme à un enfant, je répète “Oui, oui, la guerre”, et finis par rester là, malheureux de tant d’injustice. »
Le voyage sera pour Nicolas Bouvier une expérience dont on ne guérit jamais. Son « Voyage en Finlande », un des tout premiers dont il travaille le récit, porte ostensiblement les traces de cette philosophie de l’écriture : « Sauver de l’oubli de toutes petites choses », dira-t-il par la suite. C’est aussi en Laponie finlandaise qu’il se découvre, en trois jours, destiné à l’état nomade. Car, pour se tenir près de l’essentiel, il faut partir dans cet esprit de non-retour que ses poèmes, réécrits pendant une trentaine d’années, s’attachent à mieux cerner sous ce titre impossible : « Le dehors et le dedans ».
Les livres de Nicolas Bouvier nous font aimer le monde, retrouver une connivence heureuse avec l’univers, le rendent un peu plus fraternel et un peu plus habitable. Il faut pour cela lui restituer un visage que notre vie quotidienne lui dérobe. Partir à la découverte pour se rendre attentif à sa musique, à ses silences. C’est la double vocation, tant du voyage que du récit, qui y est si consubstantiellement attachée. « Quelques lignes ou quelques vers qui, par une alchimie qui nous échappe, transforment le plus obscur chagrin, charbon arraché à mains nues au fond de la mine, en cristal. »
n° 1/3, Lausanne 1996. Toutes les autres citations sont extraites du « Voyage en Finlande », Tribune de Genève, Octobre 1948, et de « L’usage du monde », Droz 1963 & Julliard 1964.