Nous avons entendu, vu, lu des dizaines d’interventions sur le nécessaire et désormais fameux rejet de tout amalgame entre terroristes se réclamant de l’islam et la religion pratiquée par ailleurs par des millions de fidèles pacifiques. Je ne me lancerai pas dans l’exégèse de ces réactions, ni le commentaire des ces analyses, plus pertinentes quand elles étaient instruites et bien documentées. Je sens mes limites à traiter de ce sujet en toute impartialité, n’en suis pas spécialiste. A l’abri des effets de tribune, la vie, l’expérience, quelques lectures m’ont instruit, imparfaitement, sur les mérites historiques éminents mais aussi les impasses de l’islam contemporain. Toutefois, n’étant pas musulman, je ne me sens pas la mission de devoir en appeler à l’émergence d’un islam dit modéré. Ce n’est pas mon affaire. En France, quand les dignitaires religieux et les institutions qu’ils animent dans la société civile prétendent empiéter sur ma liberté, je me défends, en citoyen. J’en ai le droit. Je ne connais pas de religion ”éclairée” qui n’ait reçu ladite Lumière de son propre chef, sans conflit ni contestation, fruit d’une saine opposition à ce qui n’est pas elle. Une religion pacifiée est une religion amputée de ses prétentions à vouloir gouverner les hommes, privée de sa vocation hégémonique. Ce processus ne peut naître que de la rencontre avec un esprit critique, qui dénoue, différencie, discrimine, dissocie sacré et profane, politique et religieux, individu et communauté : il est de toute évidence difficile à cultiver sous des régimes autoritaires, cyniques et malveillants.
Débats fébriles, convocations urgentes des autorités expertes ont servi ces derniers jours une nouvelle forme d’unanimité sur le retour en force du religieux: son rôle, son avenir flamboyant, sa dignité froissée, ses fonctions d’ultime recours. L’avenir est programmé sous les auspices de sa renaissance, liée à la quête de sens, entendez par là sens ultime, eschatologique, il faut mesurer le monde à la considération de ses fins ultimes. Fort marri de ces considérations sans appel, j’errai un peu ces derniers jours, ballotté entre panégyrique et désolation. Il fallait sortir de cet état.
C’est le film ”Timbuktu” d’Abderrahmane Sissako qui m’a fourni l’occasion de m’immuniser contre ces visions de prédicateurs. Il met en scène le règne violent et obséquieux des fous de Dieu qui, moyennant quelques rétributions et prêts de mobylettes, recrutent pour faire régner un nouvel ordre social et religieux. Dans ce monde, la musique, la danse, le sport sont proscrits. La population proteste, résiste mais dans l’ensemble plie sous le poids des brimades, des humiliations, de l’arbitraire. Dans cette mise en coupe réglée de la société, je retiens deux apparitions de l’imam, le ”vrai”, celui qui incarne la tradition et l’autorité. Dans une première scène il s’oppose aux nouveaux parrains en leur rappelant que leur présence en armes et chaussures à l’intérieur de la mosquée n’est pas de mise. Rappel des règles élémentaires qui souligne l’incurie intellectuelle des nouveaux maîtres et la vraie nature de leur identité religieuse. Dans une seconde scène il vient contester une décision brutale, qui contrevient aux règles du mariage. C’est à cette occasion qu’il évoque les fondements de son autorité : la modestie de sa condition humaine l’incite à rappeler qu’il peut toujours se tromper dans les arbitrages qu’il rend, dans les décisions qu’il prend sur les sollicitations de ses fidèles. Dans son infinie sagesse Dieu prendra peut-être d’autres dispositions, il l’ignore, ne peut pas le savoir, ne partageant pas cette éternité. Ce mouvement d’humilité contrainte est bien évidemment stratégique, elle met en exergue deux visions de l’autorité religieuse : celle, incertaine et faillible, liée aux affaires des hommes, celle qui, prenant la place du divin, prétend faire advenir son règne sans délai ni médiation.
Ce que je reconnais donc dans l’imam, au-delà de sa foi que je ne partage pas, de sa piété qui m’est étrangère c’est la façon dont il l’exerce, la modalité critique qu’il met dans son jugement. Au moment le plus dangereux, c’est cela qu’il promeut, ce qui l’honore et le signale. Faillible et humain, il renvoie à la confiance que lui font d’autres hommes. L’esprit de justice suppose un Dieu absent, qui laisse les hommes exercer leur pouvoir discriminant, interpréter la tradition à la faveur des défis que lui lance le temps présent. Il s’oppose à un ordre social préconçu, fixe, normé, dont la rigidité factice ne peut être sauvée que par un régime autoritaire. Plus de place pour les accomodements, les situations inattendues, parfois cocasses. Dans ce monde vivant il s’agit toujours de trouver la voie moyenne, de concilier les parties, de calmer les tensions, de faire règner un ordre articulé sur l’énoncé des raisons qui le justifient et l’éclairent, pour le meilleur équilibre possible. La perfection absolue, l’infaillibilité , la pureté n’y ont pas de véritable légitimité. Ainsi n’est-ce pas l’absence de Dieu qui terrorise les hommes mais bien plutôt son omniprésence.
J’appelle critique cet usage que ce personnage de fiction, dessiné à gros traits, l’imam du film ”Timbuktu”, fait de sa religion. Il pèse, met à distance, il tente avec ses instruments de raisonner des pratiques. Je ne me reconnais pas dans le monde qu’il contribue à modeler autour de lui, je ne souhaiterais pas y vivre. Je ne sais rien de ses aspirations réelles, de son ”identité”. Mais j’approuve sa façon de résister. Je comprends que, au-delà de la défiguration de sa foi, qui l’offense et l’accable, il est plus encore blessé par l’atteinte qui est faite à sa mission fondamentale : raisonner, arbitrer, juger. Son identité religieuse supportera l’offense, mais il ne se remettra pas de l’impossibilité qui lui est faite d’exercer son jugement. Cette atteinte l’exclut, brise le lien de confiance et de réciprocité qui l’unit à d’autres hommes, ceux qu’il avait pour mission d’assister dans leurs choix. Parce qu’il n’y a pas d’autorité sans raison , seule la raison peut en dénoncer l’abus, ce qu’il fait avec courage.
En définitive, contrairement aux intellectuels engagés, les Justes n’ont pas grand-chose à dire. Ils font ce qu’ils doivent faire là où ils sont, cédant sous la seule pression de l’évidence intérieure.
Débats fébriles, convocations urgentes des autorités expertes ont servi ces derniers jours une nouvelle forme d’unanimité sur le retour en force du religieux: son rôle, son avenir flamboyant, sa dignité froissée, ses fonctions d’ultime recours. L’avenir est programmé sous les auspices de sa renaissance, liée à la quête de sens, entendez par là sens ultime, eschatologique, il faut mesurer le monde à la considération de ses fins ultimes. Fort marri de ces considérations sans appel, j’errai un peu ces derniers jours, ballotté entre panégyrique et désolation. Il fallait sortir de cet état.
C’est le film ”Timbuktu” d’Abderrahmane Sissako qui m’a fourni l’occasion de m’immuniser contre ces visions de prédicateurs. Il met en scène le règne violent et obséquieux des fous de Dieu qui, moyennant quelques rétributions et prêts de mobylettes, recrutent pour faire régner un nouvel ordre social et religieux. Dans ce monde, la musique, la danse, le sport sont proscrits. La population proteste, résiste mais dans l’ensemble plie sous le poids des brimades, des humiliations, de l’arbitraire. Dans cette mise en coupe réglée de la société, je retiens deux apparitions de l’imam, le ”vrai”, celui qui incarne la tradition et l’autorité. Dans une première scène il s’oppose aux nouveaux parrains en leur rappelant que leur présence en armes et chaussures à l’intérieur de la mosquée n’est pas de mise. Rappel des règles élémentaires qui souligne l’incurie intellectuelle des nouveaux maîtres et la vraie nature de leur identité religieuse. Dans une seconde scène il vient contester une décision brutale, qui contrevient aux règles du mariage. C’est à cette occasion qu’il évoque les fondements de son autorité : la modestie de sa condition humaine l’incite à rappeler qu’il peut toujours se tromper dans les arbitrages qu’il rend, dans les décisions qu’il prend sur les sollicitations de ses fidèles. Dans son infinie sagesse Dieu prendra peut-être d’autres dispositions, il l’ignore, ne peut pas le savoir, ne partageant pas cette éternité. Ce mouvement d’humilité contrainte est bien évidemment stratégique, elle met en exergue deux visions de l’autorité religieuse : celle, incertaine et faillible, liée aux affaires des hommes, celle qui, prenant la place du divin, prétend faire advenir son règne sans délai ni médiation.
Ce que je reconnais donc dans l’imam, au-delà de sa foi que je ne partage pas, de sa piété qui m’est étrangère c’est la façon dont il l’exerce, la modalité critique qu’il met dans son jugement. Au moment le plus dangereux, c’est cela qu’il promeut, ce qui l’honore et le signale. Faillible et humain, il renvoie à la confiance que lui font d’autres hommes. L’esprit de justice suppose un Dieu absent, qui laisse les hommes exercer leur pouvoir discriminant, interpréter la tradition à la faveur des défis que lui lance le temps présent. Il s’oppose à un ordre social préconçu, fixe, normé, dont la rigidité factice ne peut être sauvée que par un régime autoritaire. Plus de place pour les accomodements, les situations inattendues, parfois cocasses. Dans ce monde vivant il s’agit toujours de trouver la voie moyenne, de concilier les parties, de calmer les tensions, de faire règner un ordre articulé sur l’énoncé des raisons qui le justifient et l’éclairent, pour le meilleur équilibre possible. La perfection absolue, l’infaillibilité , la pureté n’y ont pas de véritable légitimité. Ainsi n’est-ce pas l’absence de Dieu qui terrorise les hommes mais bien plutôt son omniprésence.
J’appelle critique cet usage que ce personnage de fiction, dessiné à gros traits, l’imam du film ”Timbuktu”, fait de sa religion. Il pèse, met à distance, il tente avec ses instruments de raisonner des pratiques. Je ne me reconnais pas dans le monde qu’il contribue à modeler autour de lui, je ne souhaiterais pas y vivre. Je ne sais rien de ses aspirations réelles, de son ”identité”. Mais j’approuve sa façon de résister. Je comprends que, au-delà de la défiguration de sa foi, qui l’offense et l’accable, il est plus encore blessé par l’atteinte qui est faite à sa mission fondamentale : raisonner, arbitrer, juger. Son identité religieuse supportera l’offense, mais il ne se remettra pas de l’impossibilité qui lui est faite d’exercer son jugement. Cette atteinte l’exclut, brise le lien de confiance et de réciprocité qui l’unit à d’autres hommes, ceux qu’il avait pour mission d’assister dans leurs choix. Parce qu’il n’y a pas d’autorité sans raison , seule la raison peut en dénoncer l’abus, ce qu’il fait avec courage.
En définitive, contrairement aux intellectuels engagés, les Justes n’ont pas grand-chose à dire. Ils font ce qu’ils doivent faire là où ils sont, cédant sous la seule pression de l’évidence intérieure.