Faut-iI parler de ce qu’on n’aime pas ?
L’art du spectacle y invite puisqu’il repose en partie sur l’attente qu’il suscite, entretient et met en scène. Une forme de redevabilité s’installe, elle s’appuie sur l’ordre démocratique qui protège le jugement et ses modalités d’expression, mais aussi en cultive l’exigence et la nécessité, participant donc d’une forme globale d’économie de la qualité. La capacité de juger entretient ainsi la perspective d’un avenir, s’inscrit dans une vision du progrès humain des arts comme des sciences, procède d’une orientation, d’une inclinaison à souhaiter le meilleur.
Cette redevabilité s’appuie toutefois sur le terrain et les injonctions d’un marché, où s’échangent les succès, les réputations, les fortunes et infortunes. Alors que les professionnels ont trop souvent négligé l’art de la critique acerbe et assassine, sous l’effet du rapprochement insidieux (euh pardon, des partenariats …) entre les médias qui en rendent compte et les structures de production qui fabriquent les spectacles, on se demande s’il est encore pertinent de s’échiner à décortiquer les tenants et aboutissants d’une déception esthétique. Elle se présente d’abord comme une forme de désolation, l’expérience d’un vide, d’un creux, on a envie de passer son chemin sans s’attarder. On le fait du reste. Pour en parler sur un mode plus critique il faudra raisonner donc et spéculer la plupart du temps sur des objectifs trop ambitieux, un décalage entre ce qui s’annonce et ce qui se fait. On passe vite au registre de l’imposture, de la trahison. Il n’y a rien de plus désopilant qu’un spectacle qui affiche des ambitions démesurées, comme une prétention impossible à tenir. Le mauvais spectacle est donc presque toujours prétentieux, il ment !
Entretenir le goût du scandale ...
Là où le scandale d’Hernani mettait en exergue un conflit profond entre des codes qui entraient en concurrence, révélant aussi la valeur sociale et politique assignée à l’invention de nouvelles formes esthétiques, à l’accès à la scène de nouvelles thématiques, le scandale moderne, qui n’en est plus un, prend la forme, bête et triste, de la déception. On sort « déçu » d’un spectacle … comme s’il fallait mourir deux fois. D’abord on s’ennuie, on n’accroche pas, et puis on s’auto affecte du poids de la déconvenue, comme une double peine. En réalité l’ennui que l’on ressent devant certaines productions n’est pas sans intérêt. Il révèle le fossé entre l’imitation de l’idéal et la création, la reproduction et l’invention, le mécanisme et l’ingéniosité. Il est donc profondément utile et fécond. Il sert à mieux se situer dans un champ et un moment, il permet de prendre mieux conscience d’une histoire collective, de comprendre ce qui est en jeu dans le travail et la difficulté de représenter son temps. C’est la raison pour laquelle il faut en parler. C’est la raison pour laquelle son défaut généralisé parmi les critiques professionnels, au moins dans la presse écrite, est une nuisance contre laquelle il faut s’élever. Y voir l’effet de liaisons malsaines, parfois trop consanguines, du copinage, est réducteur. Il s’agit d’abord d’un résultat lié à l’économie de la création. Je ne développerai pas ce point tant il est évident. Que penser en effet de l’indépendance d’un journaliste quand son employeur est partenaire média d’un spectacle qu’il contribue donc à promouvoir par le seul jeu du mode de production ? L'autre matin, la directrice adjointe de France Culture invitait le bon peuple à aller voir un film formidable, trop délaissé jusqu'à présent, vérification faite sa chaîne en est partenaire média ...
Boris Charmatz, Pascal Rambert: un désastre...
Pour revenir à une expérience récente et négative, nulle déception en vérité. Retour au festival d'automne 2014, un label. Quand « Manger » de Boris Charmatz donne à voir, sur la scène du théâtre de la Ville, une litanie de triturations, gesticulations et mastications il ne suscite pas que du désintérêt, c’est-à-dire le contraire de ce que l’interview distribuée dans la salle donne à promettre. La curiosité ne se met pas en branle, le temps du spectacle s’écoule laborieusement, le propos bute sur les mêmes redites et très vite on a l’impression d’avoir tout vu. On trépigne, on a envie de manger le dépliant qu’on nous a distribué, mais il est en carton, un peu trop épais. Ça ferait pourtant sens ... La recherche d’une thématique inédite « la bouche et la danse » en l’occurrence, ne suffit pas à nourrir un vrai propos, mais elle nourrit son monde sur scène. Nul critère objectif, mais un profond décalage entre une ambitieuse logorrhée annoncée et sa pauvre traduction scénique. Dans cet inaccomplissement il y a bien une trahison. Celle de Pascal Rambert, qui disserte dans "Répétition" sur la crise générationnelle, thème majeur du théâtre de lieu commun, à court d'idée, tout le monde n'ayant pas le talent d'un Houellebecq pour inventer une forme adaptée à ce propos convenu sur les espoirs trahis d'une génération qui ne reconnait pas la virginité de ses idéaux dans l'image que le temps présent lui renvoie. Comme si la jeunesse était nécessairement le temps de l'espoir et que toute une génération devait unanimement être affecté des mêmes ambitions, puius du même sentiment d'inaccomplissement et d'échec. Les quatre monologues qui s'alignent lourdement dans ce spectacle ne laissent filtrer que la prétention, la sentence indigeste. Tout y est faux et calculé. Le pouvoir de diagnostiquer devient pouvoir tout court, brutal et ennuyeux. Un désastre donc.
Je serai moins sévère pour Jeanne Candel, mais son exercice en troupe dans « Le goût du faux et autres chansons » relève de l’affichage là aussi d’une ambition hors propos, qui se heurte à la réalité de sa traduction… Pourquoi de telles annonces ?? il ne suffit pas de convoquer Ovide et la structure palindromique pour parvenir à orchestrer une grande troupe et en faire autre chose qu’un vaste fourre-tout, vide-poches … mais il y a de bons gags, de bons acteurs. Et puis le Crocodile trompeur/Didon et Enée de l'an passé vu aux Bouffes du Nord était une vraie réussite.
Je passe sur l'imposture, quand Sciarroni prétend innover dur et faire travailler des jongleurs sur la perte de contrôle de leurs quilles, sujet sur lequel travaille toutes les écoles de cirque depuis vingt ans...
Quand la promotion menace l'œuvre ...
On voit dans ces quelques cas que c’est l’obligation dans laquelle une production se doit de rendre compte d’elle-même avant même qu’elle existe qui fausse d’emblée le libre jeu de la critique. On appréciera une œuvre dans son degré de performance, sa capacité à coller au discours qu’elle s’est imposée pour exister, à accomplir ce qu’elle dit d’elle-même, en un mot dans l’optimisation de ses outils pour arriver à être ce qu’elle proclame. En un mot dans son efficience. C’est là qu’est le vrai scandale, non pas dans la médiocrité de sa qualité (corrigée par les libres jeux de l’appréciation subjective et de la diversité des goûts pour produire toutes les nuances possibles, d’autres que moi auront apprécié), mais dans l’enfermement sous une norme qu’elle a elle-même produite, et qu’elle dicte ou impose au spectateur. C’est insupportable, inacceptable. Le soliloque de la promotion place l’œuvre dans un déni de tout public. Il n’y a de public que dans la révélation, complexe, laborieuse, intime et hasardeuse aussi, de ce qui est caché, et donc par essence difficile à saisir. Pour lire, voir, comprendre, apprécier, il faut d'abord décoder, repérer et tester une complexité inédite, au risque de s'y perdre. A vouloir faire l'économie de cette exigence certains spectacles ne provoquent qu'ennui et tristesse. Nul art ne peut se satisfaire de cet étalage d’objectifs construits pour plaire et séduire et qui ne produisent que de sombres et sourdes litanies dénuées de toute substance.
L’art du spectacle y invite puisqu’il repose en partie sur l’attente qu’il suscite, entretient et met en scène. Une forme de redevabilité s’installe, elle s’appuie sur l’ordre démocratique qui protège le jugement et ses modalités d’expression, mais aussi en cultive l’exigence et la nécessité, participant donc d’une forme globale d’économie de la qualité. La capacité de juger entretient ainsi la perspective d’un avenir, s’inscrit dans une vision du progrès humain des arts comme des sciences, procède d’une orientation, d’une inclinaison à souhaiter le meilleur.
Cette redevabilité s’appuie toutefois sur le terrain et les injonctions d’un marché, où s’échangent les succès, les réputations, les fortunes et infortunes. Alors que les professionnels ont trop souvent négligé l’art de la critique acerbe et assassine, sous l’effet du rapprochement insidieux (euh pardon, des partenariats …) entre les médias qui en rendent compte et les structures de production qui fabriquent les spectacles, on se demande s’il est encore pertinent de s’échiner à décortiquer les tenants et aboutissants d’une déception esthétique. Elle se présente d’abord comme une forme de désolation, l’expérience d’un vide, d’un creux, on a envie de passer son chemin sans s’attarder. On le fait du reste. Pour en parler sur un mode plus critique il faudra raisonner donc et spéculer la plupart du temps sur des objectifs trop ambitieux, un décalage entre ce qui s’annonce et ce qui se fait. On passe vite au registre de l’imposture, de la trahison. Il n’y a rien de plus désopilant qu’un spectacle qui affiche des ambitions démesurées, comme une prétention impossible à tenir. Le mauvais spectacle est donc presque toujours prétentieux, il ment !
Entretenir le goût du scandale ...
Là où le scandale d’Hernani mettait en exergue un conflit profond entre des codes qui entraient en concurrence, révélant aussi la valeur sociale et politique assignée à l’invention de nouvelles formes esthétiques, à l’accès à la scène de nouvelles thématiques, le scandale moderne, qui n’en est plus un, prend la forme, bête et triste, de la déception. On sort « déçu » d’un spectacle … comme s’il fallait mourir deux fois. D’abord on s’ennuie, on n’accroche pas, et puis on s’auto affecte du poids de la déconvenue, comme une double peine. En réalité l’ennui que l’on ressent devant certaines productions n’est pas sans intérêt. Il révèle le fossé entre l’imitation de l’idéal et la création, la reproduction et l’invention, le mécanisme et l’ingéniosité. Il est donc profondément utile et fécond. Il sert à mieux se situer dans un champ et un moment, il permet de prendre mieux conscience d’une histoire collective, de comprendre ce qui est en jeu dans le travail et la difficulté de représenter son temps. C’est la raison pour laquelle il faut en parler. C’est la raison pour laquelle son défaut généralisé parmi les critiques professionnels, au moins dans la presse écrite, est une nuisance contre laquelle il faut s’élever. Y voir l’effet de liaisons malsaines, parfois trop consanguines, du copinage, est réducteur. Il s’agit d’abord d’un résultat lié à l’économie de la création. Je ne développerai pas ce point tant il est évident. Que penser en effet de l’indépendance d’un journaliste quand son employeur est partenaire média d’un spectacle qu’il contribue donc à promouvoir par le seul jeu du mode de production ? L'autre matin, la directrice adjointe de France Culture invitait le bon peuple à aller voir un film formidable, trop délaissé jusqu'à présent, vérification faite sa chaîne en est partenaire média ...
Boris Charmatz, Pascal Rambert: un désastre...
Pour revenir à une expérience récente et négative, nulle déception en vérité. Retour au festival d'automne 2014, un label. Quand « Manger » de Boris Charmatz donne à voir, sur la scène du théâtre de la Ville, une litanie de triturations, gesticulations et mastications il ne suscite pas que du désintérêt, c’est-à-dire le contraire de ce que l’interview distribuée dans la salle donne à promettre. La curiosité ne se met pas en branle, le temps du spectacle s’écoule laborieusement, le propos bute sur les mêmes redites et très vite on a l’impression d’avoir tout vu. On trépigne, on a envie de manger le dépliant qu’on nous a distribué, mais il est en carton, un peu trop épais. Ça ferait pourtant sens ... La recherche d’une thématique inédite « la bouche et la danse » en l’occurrence, ne suffit pas à nourrir un vrai propos, mais elle nourrit son monde sur scène. Nul critère objectif, mais un profond décalage entre une ambitieuse logorrhée annoncée et sa pauvre traduction scénique. Dans cet inaccomplissement il y a bien une trahison. Celle de Pascal Rambert, qui disserte dans "Répétition" sur la crise générationnelle, thème majeur du théâtre de lieu commun, à court d'idée, tout le monde n'ayant pas le talent d'un Houellebecq pour inventer une forme adaptée à ce propos convenu sur les espoirs trahis d'une génération qui ne reconnait pas la virginité de ses idéaux dans l'image que le temps présent lui renvoie. Comme si la jeunesse était nécessairement le temps de l'espoir et que toute une génération devait unanimement être affecté des mêmes ambitions, puius du même sentiment d'inaccomplissement et d'échec. Les quatre monologues qui s'alignent lourdement dans ce spectacle ne laissent filtrer que la prétention, la sentence indigeste. Tout y est faux et calculé. Le pouvoir de diagnostiquer devient pouvoir tout court, brutal et ennuyeux. Un désastre donc.
Je serai moins sévère pour Jeanne Candel, mais son exercice en troupe dans « Le goût du faux et autres chansons » relève de l’affichage là aussi d’une ambition hors propos, qui se heurte à la réalité de sa traduction… Pourquoi de telles annonces ?? il ne suffit pas de convoquer Ovide et la structure palindromique pour parvenir à orchestrer une grande troupe et en faire autre chose qu’un vaste fourre-tout, vide-poches … mais il y a de bons gags, de bons acteurs. Et puis le Crocodile trompeur/Didon et Enée de l'an passé vu aux Bouffes du Nord était une vraie réussite.
Je passe sur l'imposture, quand Sciarroni prétend innover dur et faire travailler des jongleurs sur la perte de contrôle de leurs quilles, sujet sur lequel travaille toutes les écoles de cirque depuis vingt ans...
Quand la promotion menace l'œuvre ...
On voit dans ces quelques cas que c’est l’obligation dans laquelle une production se doit de rendre compte d’elle-même avant même qu’elle existe qui fausse d’emblée le libre jeu de la critique. On appréciera une œuvre dans son degré de performance, sa capacité à coller au discours qu’elle s’est imposée pour exister, à accomplir ce qu’elle dit d’elle-même, en un mot dans l’optimisation de ses outils pour arriver à être ce qu’elle proclame. En un mot dans son efficience. C’est là qu’est le vrai scandale, non pas dans la médiocrité de sa qualité (corrigée par les libres jeux de l’appréciation subjective et de la diversité des goûts pour produire toutes les nuances possibles, d’autres que moi auront apprécié), mais dans l’enfermement sous une norme qu’elle a elle-même produite, et qu’elle dicte ou impose au spectateur. C’est insupportable, inacceptable. Le soliloque de la promotion place l’œuvre dans un déni de tout public. Il n’y a de public que dans la révélation, complexe, laborieuse, intime et hasardeuse aussi, de ce qui est caché, et donc par essence difficile à saisir. Pour lire, voir, comprendre, apprécier, il faut d'abord décoder, repérer et tester une complexité inédite, au risque de s'y perdre. A vouloir faire l'économie de cette exigence certains spectacles ne provoquent qu'ennui et tristesse. Nul art ne peut se satisfaire de cet étalage d’objectifs construits pour plaire et séduire et qui ne produisent que de sombres et sourdes litanies dénuées de toute substance.