Peut-il exister deux entités distinctes mais identiques ? A cette question classique, Leibniz apporta une réponse de métaphysicien, connue sous l’appellation de « Principe des indiscernables ». Si deux choses possédaient exactement et intégralement les mêmes propriétés, elles seraient identiques. Mais l’expérience n’offre à vrai dire pas de situation où un tel constat soit valide. Pour le philosophe, toute différence de nombre, même dans des objets qui seraient fabriqués en série, en usine, emporte au moins une différence qualitative. La ressemblance n’est jamais identité parfaite, il y a toujours de la qualité qui intervient pour distinguer deux entités en apparence parfaitement identiques, sinon on ne pourrait pas même les dissocier.
A l’été 1703, Leibniz reste accaparé par l’obsession de démonter l’empirisme de Locke, dont l’Essay concerning human understanding connaît un succès rapide depuis sa publication en 1690. Le philosophe anglais s’est soustrait aux tentatives de Leibniz d’en découdre et fuit ses tentatives pour engager une correspondance, l’échange épistolaire restant pour Leibniz un outil de promotion dont il use avec ruse et application, voire un certain génie. Son réseau est immense, l’esquive de Locke le fait trépigner de rage, il fulmine. Il cherche la parade, piqué dans son orgueil, qui n’est pas mince. Et trouve une issue : il décide de substituer à l’impossible échange un dialogue philosophique : ce sera Les nouveaux essais sur l’entendement humain, qui mettent aux prises Théophile et Philalèthe. Il écrit en français pour être lu, il confiera pour relecture et correction l’ouvrage à quelques bons amis qui en améliorent le style. Il écrit aux heures creuses, pendant les brefs répits que lui laisse sa vie de courtisan bien remplie. A Herrenhausen, château de plaisance de la cour de Hanovre, en ce bel été 1703, les nobles dames gloussent en vérifiant sous de grands arbres le principe d’identité des indiscernables. Même en cherchant bien, il est impossible de trouver deux feuilles parfaitement identiques. L’esprit sublime de Sophie de Hanovre, si discrètement éclairé par la lanterne du philosophe, confirme au milieu d’un troupeau de gentilshommes assoiffés de savoir et prêts à en découdre avec l’expérience, la véracité du principe. (Il connaîtra par la suite une longue série de controverses, mais c’est une autre histoire.) Servie par tant de beaux esprits, à la pointe de la recherche métaphysique, Sophie exulte tout en profitant des agréments de son jardin. La Princesse est conquise, Locke est dans la nasse, il va devoir répondre. … De guerre lasse l’empiriste anglais trouvera un moyen des plus subtils d’échapper de nouveau à la controverse, il meurt le 28 octobre 1704, laissant Leibniz sur le carreau avec un ouvrage destiné à l’édification du grand public cultivé, dont il ne sait que faire.
Mais nous, que faire de cette belle anecdote ?
310 ans plus tard, presque jour pour jour, Grand magasin retrouve la trace de Sophie de Hanovre, déterre cette histoire édifiante destinée à convaincre les Grands qu’ils disposent d’un cerveau au-dessus de la moyenne. Proposition est faite à Tom Johnson, compositeur américain et néanmoins minimaliste puisqu’il sait faire de l’Opéra avec quatre notes, de composer un Opéra. Le livret, lui-même minimaliste, tiendra en deux répliques définitives :
La princesse : « Je ne crois pas que dans ce jardin se trouvent deux feuilles parfaitement semblables. Il y a toujours de petites différences. »
Les gentilshommes lui répondent en chœur : « Et quoi qu’il en cherchât beaucoup il fut convaincu par ses yeux qu’elles étaient différentes. »
L’opéra miniature est précédé d’une série d’exercices où l’on chante, danse, joue et procède à diverses vérifications permettant de mettre à l’épreuve la réalité ou la vanité des petites différences. Effectivement la différence, même infime, résiste et se traque partout, jusque dans les séries les plus banales : compter jusqu’à 10, quand on se met à décliner les décimales, devient bien ingrat … On croise au passage la fétuque, la crételle, la canche, le millet étalé, la mélique penchée, le phragmite, la brize, le dactyle, l’agrostide, la laîche, le plantin, le brôme, la flouve odorante, la fléole, le vulpin des prés. On regarde le firmament. On écoute les murmures de la forêt. Seize variations pour deux phrases. On fait des ensembles, des séries, un peu comme dans les petites classes. Et tout comme la Princesse de Hanovre, on exulte devant tant d’intelligence rapportée à si peu de moyens : sept acteurs, deux sopranos (presque identiques, avec de petites différences), deux flutistes. On adore, tout simplement.