Plongée dans la force du verbe, immersion dans l’histoire, redécouverte de la parole politique, affirmation joyeuse et décomplexée, jubilatoire : l’expérience menée par « Le capital et son singe » est salutaire. Elle nous rassérène, donne envie, nous redonne accès à une force trop souvent confisquée, celle de la parole et de l’action. Elle met la scène en mouvement. |
En nous replongeant dans l’histoire d’une Révolution ratée, des échecs de toute une génération, le Capital et son singe réussit à reconstituer énergie vitale de ces hommes (car il n’y a pas beaucoup de femmes sur scène …) prêts à endosser le poids du changement historique, à cultiver le sens de la lutte, à promouvoir la nécessité du combat. C’est sans doute, parmi les tableaux successifs, la scène du club des Amis du peuple, de Raspail, tenue un 13 mai 1848, deux jours avant les événements du 15 mai qui verra la foule s’engouffrer dans une assemblée non gardée, qui est la plus enlevée, la plus convaincante. Elle rappelle cet esprit décrit par Flaubert, naïf et désordonné, au seuil de la conscience politique : « L’orgueil d’un droit conquis éclatait sur les visages. » La naissance avortée d’une forme d’action qui présente une unité de dessein, partage des constats premiers, se construit des priorités produira l’échec que l’on sait. Le triomphe de l’Ordre n’est pas loin, mais la force du moment reste intacte, autant que les débats qui l’animent. La question polonaise, la légitimité de l’ordre issu du suffrage universel et ce rappel de Blanqui « L’éducation du pays s’est faite par nos ennemis, il votera pour ses précepteurs. », le maintien du monde ouvrier à distance de l’action et du pouvoir plantent le paysage de cette déroute. Elle laissera ce goût d’amertume et d’inaccompli, et des incertitudes aussi : le Dussardier de Flaubert s’en souviendra, « torturé par cette idée qu’il pouvait avoir combattu la justice. » En écho, le procès de Blanqui près d’une année plus tard, permet de dresser le tableau saisissant du triomphe de l’Ordre et l'étalage, sous couvert de jugement, de ses contorsions rhétoriques. | |
Ceci dit. Je crois qu’Anne-Marie, ma voisine à deux sièges sur la droite n’a pas aimé, elle. Son petit groupe d’amis non plus, mais c’est manifestement elle qui donnait « le la ». Une vraie cheffe. Elle a grogné, commenté, râlé ostensiblement, car Anne-Marie SAIT, c’est du reste pour cela qu’elle vient au spectacle. Elle attend sans doute qu’on la conforte dans ses choix préalables, qu’on lui dise qu’elle a bien fait de venir, et ne veut pas qu’on lui donne des leçons. C’est pourquoi elle n’aime pas trop se laisser envahir par une énergie inattendue, qui trouble son sens affiné de la consommation esthétique. Dans le dispositif scénique choisi, les camarades-spectateurs sont du reste assis de l’autre côté de la scène, ils font en quelque sorte partie du spectacle, on les observe à plusieurs reprises, on a envie de vivre cet échange complice avec tout ce qui se passe là, simplement. Oui, il y a de l’épaisseur historique, cette culture maîtrisée, restituée, recyclée par la cuisine de laboratoire : mais il s’agit visiblement, ostensiblement, d'en faire du théâtre. L’habileté, sans doute inégale, de ces tableaux qui s’enchaînent, n’a pas peur de poser en exigence la relecture de l’histoire, de convoquer les références tutélaires d’une certaine modernité (Brecht, Freud, Foucault, plus tard Lacan n’est pas en reste, et Marx évidemment). On s’y amuse souvent, comme dans l’exploit scénique du premier tableau, l’attention est convoquée par les jeux permanents de la référence qui font jouer un hors-scène qui prend corps et consistance, dans une seconde vie servi par un jeu où les interactions entre acteurs fonctionnent sans anicroche. La franche camaraderie de certains bons mots a parfois une valeur potache une peu lourde, les arguments tombent pêle-mêle mais on se plait à partager l’énergie et l’espoir qui animent ce projet en construction permanente, on se demande même parfois si on ne pourrait pas y contribuer un petit peu... Il entretient une trame riche et reste structurant, fait monter la sève de l’histoire, le plaisir de la pensée, la chaleur du texte ! Loin de tout didactisme, on s’aventure, on apprend, on se remémore, on a envie. On s’expose au risque d’accueillir cette verve et d’en laisser les effets se propager. Evidemment, on regrette un tantinet qu’Anne-Marie préfère cultiver l’esthétisme bateau, fade et bavard qui a tant occupé les scènes ces dernières années. Cette réconciliation avec l’esprit de Manifeste, le goût assumé de l’affirmation, portés par un travail précis, approfondi ne sont visiblement pas du goût de tous, ils irritent autant qu’ils fédèrent. Pour nous ce fut un bel antidote à une certaine grisaille née de la posture culturelle, qui affectionne tant l’esthétique du sous-entendu. Un brin provocateur, Raspail en sa demeure cultivait une certaine distance aristocratique et montrait ostensiblement, ce soir-là, que ça lui faisait de belles jambes… | |