Les historiens et critiques de danse ont donné à ce spectacle déroutant une valeur emblématique, positionnant l’œuvre du chorégraphe à l’articulation du classique et du contemporain. Un manifeste ? Parce que depuis l’époque lointaine de leurs concurrences premières les deux mondes se sont largement disjoints, Limb’s theorem présente aujourd’hui un intérêt majeur, et revêt une puissance liée à une qualité d’écriture qui mêle des codes, construit et reconstruit, assemble et disjoint, rassemble et étire. Ce mélange assumé d’ordre et de désordre renvoie ainsi à des univers que nous avons plus ou moins pris l’habitude d’opposer, sans nous interroger sur le bien-fondé de cette opposition.
Un plateau dépouillé, mais encombré d’énigmatiques objets qui tracent des lignes, émettent des vibrations, dictent leurs contraintes plutôt encombrantes, dialogue avec un ballet de Lyon vigoureux, rapide comme l’éclair, cultivant précision et vélocité experte. Les courses hirsutes, les chocs et entrechocs alignent leurs effets au milieu des pointes tendues, d’époustouflantes pirouettes et élégantes arabesques. Nous vivons sous régime exploratoire : démontage des corps étirés sans vergogne, qui se rendent avec grâce et enchaînent les tableaux solos, duo, trio grands ensembles, avant de retomber sur des rythmes erratiques, soutenus par une musique de ferronnerie industrielle, infernale et magique. L’hyper correction et le risque se côtoient ainsi dans une vision des corps à la fois folâtre, inspirée et disciplinée. L’effet généré est celui d’une curieuse impression d’instabilité sans peur, car l’esprit est sans cesse sollicité. Le spectacle nous rend hyper sensible à ce besoin d’une observation nourrie par la richesse d’une véritable expérience, sensorielle, kinésique, mentale.
Le flirt du premier tableau nous ouvre à un univers d’hommes-fourmis qui progressent dans une lumière chiche et facétieuse, avant que ne se déploient des corps à l’amplitude fabuleuse. Cette liberté est bientôt contrariée par un gigantesque plan incliné, dont la masse saugrenue, comme sortie d’usine, tranche avec les ors vieillots d’un théâtre du Châtelet où l’on est toujours aussi mal assis dès lors qu’on n’a pas payé plein pot. Sa manipulation laborieuse nous renvoie à un curieux principe de réalité : objet qui scinde le monde, impose son lot de contraintes absurdes, enjoint à une course folle contre la maladresse qu’il impose sans nuance. Une loi de l’écriture ? Comme ce signal donné dans le second tableau par les vibrations d’une corde tendue et à moitié cachée, qui aligne ses pulsations irrégulières. Dans le second tableau encore les corps viennent se heurter à un panneau ondulé en bois, qui imite, en plus moche, quelque icône amortie du design nordique. Il dessine aussi une ligne qui verra défiler de superbes figures, cache dans ses flancs une réserve d’énergie qui ressurgit à chaque minute tandis qu’une lumière souvent crue se déplace au milieu même du jeu.
Le module qui encombre la partie cour dans le troisième tableau est encore plus terrible, quart de noix revisitée par un Pierre d’Ailly qui sortirait d’un stage aux Arts-et-Métiers. Qu’importe, la danse continue, dans une forme d’urgence qui densifie l’attention, exalte et stimule, alors même qu’on peine à tout saisir. Qu’importe cette perte car on est tenus de main ferme. Vue sur des gouffres, dangers rampants, contorsions mais surtout étirements de toutes sortes qui démultiplient l’existence en repoussant les limites de l’amplitude des corps : la vie n’est pas simple chez Forsythe… On y travaille dur. Les danseurs figurent des êtres aux prises avec une exigence qui les dépasse et les domine. Les protagonistes fuient, tantôt seuls, évoluent en petits formats, puis en agrégat capté par un rythme de flux et de reflux. L’indistinction des corps succède à la glorification éphémère de l’individu. La course à l’intégrité physique est engagée, les corps à la recherche de leur extrémité-limite, l’âme agitée sortie de mondes incertains, installant une précarité palpitante au cœur des choses.
Dans ce spectacle l’esprit s’engage ou démissionne. Il entre en résonnance avec une forme de quête inconnue et vertigineuse, dont tous les termes ne lui sont pas donnés. Il est servi par une musique de forge au caractère démiurgique, une assurance du geste, qui trace, imprime, avance. La précarité de l’ordre qui se reconstruit sans-cesse s’impose toutefois sans effrayer ni disqualifier l’attention, c’est le grand mérite et la grande réussite de cette œuvre. Dans la course, ce qui se montre, se cache, surgit, disparaît, se forme et se déforme n’aboutit à aucun dévoilement ultime. La perception laisse perplexe mais domine, renvoie à une compréhension dérivée qui nous appartient. Pourvu qu’on la fasse vivre.
A la fin de chaque tableau le rideau se baisse sur une forme affaiblie, dans une sorte d’amenuisement des formes qui nous renvoie un message de discrétion, suscitant un regard calme, apaisé. Qu’avons-nous perçu de tout cela ?
Un plateau dépouillé, mais encombré d’énigmatiques objets qui tracent des lignes, émettent des vibrations, dictent leurs contraintes plutôt encombrantes, dialogue avec un ballet de Lyon vigoureux, rapide comme l’éclair, cultivant précision et vélocité experte. Les courses hirsutes, les chocs et entrechocs alignent leurs effets au milieu des pointes tendues, d’époustouflantes pirouettes et élégantes arabesques. Nous vivons sous régime exploratoire : démontage des corps étirés sans vergogne, qui se rendent avec grâce et enchaînent les tableaux solos, duo, trio grands ensembles, avant de retomber sur des rythmes erratiques, soutenus par une musique de ferronnerie industrielle, infernale et magique. L’hyper correction et le risque se côtoient ainsi dans une vision des corps à la fois folâtre, inspirée et disciplinée. L’effet généré est celui d’une curieuse impression d’instabilité sans peur, car l’esprit est sans cesse sollicité. Le spectacle nous rend hyper sensible à ce besoin d’une observation nourrie par la richesse d’une véritable expérience, sensorielle, kinésique, mentale.
Le flirt du premier tableau nous ouvre à un univers d’hommes-fourmis qui progressent dans une lumière chiche et facétieuse, avant que ne se déploient des corps à l’amplitude fabuleuse. Cette liberté est bientôt contrariée par un gigantesque plan incliné, dont la masse saugrenue, comme sortie d’usine, tranche avec les ors vieillots d’un théâtre du Châtelet où l’on est toujours aussi mal assis dès lors qu’on n’a pas payé plein pot. Sa manipulation laborieuse nous renvoie à un curieux principe de réalité : objet qui scinde le monde, impose son lot de contraintes absurdes, enjoint à une course folle contre la maladresse qu’il impose sans nuance. Une loi de l’écriture ? Comme ce signal donné dans le second tableau par les vibrations d’une corde tendue et à moitié cachée, qui aligne ses pulsations irrégulières. Dans le second tableau encore les corps viennent se heurter à un panneau ondulé en bois, qui imite, en plus moche, quelque icône amortie du design nordique. Il dessine aussi une ligne qui verra défiler de superbes figures, cache dans ses flancs une réserve d’énergie qui ressurgit à chaque minute tandis qu’une lumière souvent crue se déplace au milieu même du jeu.
Le module qui encombre la partie cour dans le troisième tableau est encore plus terrible, quart de noix revisitée par un Pierre d’Ailly qui sortirait d’un stage aux Arts-et-Métiers. Qu’importe, la danse continue, dans une forme d’urgence qui densifie l’attention, exalte et stimule, alors même qu’on peine à tout saisir. Qu’importe cette perte car on est tenus de main ferme. Vue sur des gouffres, dangers rampants, contorsions mais surtout étirements de toutes sortes qui démultiplient l’existence en repoussant les limites de l’amplitude des corps : la vie n’est pas simple chez Forsythe… On y travaille dur. Les danseurs figurent des êtres aux prises avec une exigence qui les dépasse et les domine. Les protagonistes fuient, tantôt seuls, évoluent en petits formats, puis en agrégat capté par un rythme de flux et de reflux. L’indistinction des corps succède à la glorification éphémère de l’individu. La course à l’intégrité physique est engagée, les corps à la recherche de leur extrémité-limite, l’âme agitée sortie de mondes incertains, installant une précarité palpitante au cœur des choses.
Dans ce spectacle l’esprit s’engage ou démissionne. Il entre en résonnance avec une forme de quête inconnue et vertigineuse, dont tous les termes ne lui sont pas donnés. Il est servi par une musique de forge au caractère démiurgique, une assurance du geste, qui trace, imprime, avance. La précarité de l’ordre qui se reconstruit sans-cesse s’impose toutefois sans effrayer ni disqualifier l’attention, c’est le grand mérite et la grande réussite de cette œuvre. Dans la course, ce qui se montre, se cache, surgit, disparaît, se forme et se déforme n’aboutit à aucun dévoilement ultime. La perception laisse perplexe mais domine, renvoie à une compréhension dérivée qui nous appartient. Pourvu qu’on la fasse vivre.
A la fin de chaque tableau le rideau se baisse sur une forme affaiblie, dans une sorte d’amenuisement des formes qui nous renvoie un message de discrétion, suscitant un regard calme, apaisé. Qu’avons-nous perçu de tout cela ?